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La goutte qui fait déborder le vase

 

 

— Il te connaissait, osa faire remarquer Morik, quand il eut rejoint Wulfgar sur les quais, très tard cette nuit-là, après son escapade dans l’établissement miteux. Et toi aussi, tu le connaissais.

Wulfgar avait alors presque vidé sa deuxième bouteille.

— Il pensait me connaître, rectifia le colosse, trébuchant sur les mots.

Il lui était difficile de rester assis sans chanceler, de toute évidence plus ivre que de coutume à cet instant de la nuit. Il avait conservé les deux bouteilles quand les deux amis s’étaient séparés en sortant du Coutelas. Au lieu de se rendre directement sur les quais, le barbare avait erré dans les rues et s’était bientôt retrouvé dans le quartier le plus chic de Luskan, une zone où vivaient des personnes et des marchands respectables. Aucun garde de la cité n’avait alors surgi pour le chasser car ils étaient occupés par le Carnaval du Prisonnier, une plate-forme ouverte au public sur laquelle les hors-la-loi étaient régulièrement torturés. Un voleur s’y trouvait ce soir-là, son bourreau ne cessant de lui demander d’avouer son crime. Le pauvre homme refusant d’obtempérer, le tortionnaire s’empara d’une immense pince et arracha un doigt du prisonnier, dont la réponse à l’éternelle question provoqua des cris d’approbation de la part de la foule massée devant ce spectacle quotidien.

Bien entendu, admettre ce crime n’aurait rien changé au destin du malheureux, qui avait déjà perdu une main entière, les doigts l’un après l’autre, tandis que le public applaudissait et criait de joie… à l’exception de Wulfgar, à qui cela rappelait son passé, l’époque des Abysses d’Errtu et de cette insupportable souffrance. Que de tortures avait-il alors subies ! Il avait été coupé, fouetté et battu jusqu’à frôler la mort, avant d’être soigné par la magie guérisseuse de l’une des créatures d’Errtu. On lui avait notamment arraché les doigts, à coups de dents, pour ensuite les lui rendre.

La vue de ce pauvre voleur lui faisait revivre ces horreurs d’une façon affreusement réaliste.

L’enclume. Pis que tout. La torture physique la plus douloureuse imaginée pour lui par Errtu, réservée pour les occasions où cet immense démon était si furieux qu’il ne voulait pas prendre le temps d’élaborer quelque chose de plus subtil ou d’écraser son prisonnier sous une torture plus psychologique.

L’enclume. Aussi froide qu’un bloc de glace, si froide qu’elle semblait en feu, contre les cuisses de Wulfgar, quand les puissants esclaves d’Errtu le forçaient à l’enfourcher, nu et allongé sur le dos.

Errtu intervenait ensuite et, lentement, l’air menaçant, lui assenait soudain un coup de marteau pourvu de minuscules aiguilles, lesquelles crevaient les yeux ouverts de Wulfgar, qui endurait alors des vagues de souffrance et de nausée infinies.

Bien évidemment, les laquais d’Errtu le soignaient et faisaient disparaître ses blessures, de façon à pouvoir s’amuser encore.

Aujourd’hui encore, alors qu’il s’était depuis longtemps enfui de la demeure abyssale d’Errtu, Wulfgar s’éveillait souvent, pelotonné comme un bébé, les mains sur les yeux, en proie à cette terrible souffrance. Il ne connaissait qu’une façon d’échapper à cette douleur. Il avait ainsi pris ses bouteilles et était sorti : ce n’était qu’en avalant le liquide brûlant qu’il effaçait ses souvenirs.

— Pensait te connaître ? répéta Morik, dubitatif. (Wulfgar posa sur lui un regard absent.) L’homme, au Coutelas.

— Il s’est trompé, bafouilla Wulfgar, ce à quoi le voleur réagit en prenant un air sceptique. Il a connu celui que j’étais autrefois.

— Deudermont, déduisit Morik.

Ce fut au tour de Wulfgar d’être surpris. Son ami connaissait évidemment la plupart des habitants de Luskan – il survivait grâce à ses informations –, mais le barbare était étonné de le voir situer un vague marin en escale dans le port, ce qu’était Deudermont à ses yeux.

— Le capitaine Deudermont, de l’Esprit follet de la mer, poursuivit Morik. Bien connu et ô combien redouté par les pirates de la côte des Épées. Il te connaissait et toi aussi, tu le connaissais.

— J’ai eu l’occasion de naviguer avec lui, il y a longtemps… très longtemps, reconnut Wulfgar.

— J’ai beaucoup d’amis qui écument les mers et qui paieraient une forte somme pour le voir éliminé, révéla Morik en se penchant à hauteur de son ami, assis sur la jetée. Peut-être pourrions-nous tirer profit du fait que tu connaisses cet homme ?

Ces mots à peine sortis de la bouche du voleur, Wulfgar se leva d’un bond et sa main se referma sur la gorge de son compagnon. Titubant sur ses jambes instables, le géant avait encore suffisamment de force pour le soulever d’un bras. En quelques pas rapides, qui tenaient autant de la chute que de la course, les deux hommes se retrouvèrent contre le mur d’un entrepôt, sur lequel Wulfgar plaqua Morik le Rogue, dont les pieds se balançaient à une dizaine de centimètres du sol.

Ce dernier plongea la main dans une de ses poches et y trouva un couteau affûté, qu’il savait pouvoir planter dans le cœur de Wulfgar, ivre, en un instant. Il retint toutefois son coup, le barbare relâchant sa pression et n’essayant pas de le blesser. D’autre part, il n’oubliait pas ces elfes drows qui semblaient s’intéresser à ce personnage. Comment se justifierait-il auprès d’eux s’il le tuait ? Quel sort lui serait réservé s’il ne menait pas sa mission à bien ?

— Si tu me demandes encore une fois une chose pareille, je te…

Wulfgar laissa sa menace en suspens et lâcha Morik, puis il se retourna vers la mer, manquant de peu de perdre l’équilibre et de chuter du ponton dans sa précipitation d’ivrogne.

Morik se frotta la gorge, quelque peu secoué par cet éclat, avant de simplement hocher la tête après y avoir réfléchi. Il avait touché un point sensible, une blessure réouverte par l’apparition inattendue de Deudermont, un vieil ami de Wulfgar. Il s’agissait là d’un affrontement classique entre le passé et le présent, lutte qu’il avait plus d’une fois vu briser des hommes, alors qu’ils sombraient dans la spirale de l’alcool. Les émotions suscitées par la vue de ce capitaine, avec qui il avait autrefois navigué, étaient trop violentes pour Wulfgar, incapable de supporter sa condition actuelle, en regard de ce qu’il avait été. Morik sourit et n’y pensa plus, conscient que ce combat émotionnel, le passé contre le présent, était loin d’être terminé pour son ami.

Peut-être le présent finirait-il par l’emporter et le barbare se laisserait-il tenter par l’intéressante proposition de Morik au sujet de Deudermont. Dans le cas contraire, Morik agirait peut-être de façon indépendante en se servant pour son bénéfice du lien qui unissait sa cible et son ami, à qui il ne dirait rien de ses projets.

Morik pardonna donc à Wulfgar de l’avoir agressé. Pour cette fois…

— Tu aimerais bien de nouveau naviguer avec lui, alors ? demanda Morik, sur un ton volontairement plus léger. (Wulfgar se laissa tomber plus qu’il s’assit, puis, l’air dérouté, riva sur son ami ses yeux embrouillés.) Nous devons penser à remplir nos bourses. Tu sembles de plus en plus t’ennuyer avec Arumn au Coutelas. Peut-être que quelques mois en mer…

D’un geste, Wulfgar lui intima le silence, avant de se retourner et cracher dans l’eau. Quelques instants plus tard, il se pencha par-dessus la jetée et se mit à vomir.

Alors qu’il observait le barbare avec un mélange de pitié, de dégoût et de colère, Morik se rendit à l’évidence ; il prendrait Deudermont pour cible, que Wulfgar se joigne à lui ou non. Il se servirait de son compagnon pour déceler un point faible chez l’infâme capitaine de l’Esprit follet de la mer. Il ressentit toutefois une pointe de culpabilité quand il prit conscience de cela. Wulfgar était son ami, après tout, cependant il en allait ainsi dans les rues. Aucun homme sensé n’aurait laissé filer une occasion aussi évidente de mettre la main sur tant d’or.

 

* * *

 

— Tu danses Morik le fait ? demanda Tia-nicknick, le pirate tatoué, dès qu’il s’éveilla, dans la ruelle.

Non loin de lui, parmi les ordures, le Requin lui jeta un regard surpris, puis comprit ce qu’il avait voulu dire.

— « Penses », mon ami, pas « danses », corrigea-t-il.

— Tu danses lui fait ?

Calé sur un coude, le Requin poussa un grognement et regarda ailleurs, balayant la ruelle puante de son unique œil.

Ne voyant aucune réponse venir, Tia-nicknick frappa lourdement le Requin sur la nuque.

— Qu’est-ce qui te prend ? se plaignit l’autre pirate, qui essaya de se retourner mais ne parvint qu’à s’effondrer, le visage contre le sol.

Il se roula alors sur le dos pour apercevoir son exotique compagnon demi-qullan.

— Morik fait ? répéta Tia-nicknick. Tue Deudermont ?

Le Requin toussa et cracha, puis il se redressa avec effort en position assise.

— Bah ! Morik est un petit sournois, c’est sûr, mais il vise trop haut en s’attaquant à Deudermont. Il y a de bonnes chances pour que le capitaine lui règle son compte.

— Dix mille, laissa tomber Tia-nicknick, profondément déçu.

En effet, en faisant circuler l’éventualité que Deudermont soit tué avant que l’Esprit follet de la mer quitte Luskan, ils avaient totalisé près de dix mille pièces d’or de promesses de récompense, une somme qu’ils savaient que les pirates étaient prêts à débourser avec joie si cet exploit se réalisait. Le Requin et Tia-nicknick avaient d’ores et déjà décidé que, en cas de succès de Morik, ils lui céderaient soixante-dix pour cent de ce montant et conserveraient le reste pour eux.

— Enfin, Morik parviendra peut-être à piéger Deudermont, poursuivit le pirate borgne. Ce petit rat peut même le faire sans s’en rendre compte. Si Deudermont apprécie l’ami de Morik, alors il pourrait un peu trop baisser la garde.

— Tu danses nous le fait ? en conclut Tia-nicknick, visiblement intrigué.

Le Requin dévisagea son compagnon et ne put retenir un gloussement, suite aux incessantes erreurs de prononciation du demi-qullan, qui naviguait pourtant avec des humains depuis presque toujours, ayant été recueilli sur une île alors qu’il n’était encore qu’un enfant. Son propre peuple, les sauvages qullans, des créatures qui culminaient à près de deux mètres cinquante et se montraient particulièrement intolérantes avec les sang-mêlé, l’avait rejeté en tant qu’être inférieur.

Tia-nicknick fit mine de souffler et esquissa un sourire. Le Requin ne manqua pas la référence. Aucun pirate d’aucune mer ne maniait mieux que son compère une certaine arme, un long tube creux que ce dernier appelait sarbacane. Il l’avait vu atteindre une mouche posée sur le bastingage d’un vaisseau, alors que lui se trouvait de l’autre côté du vaste pont. Tia-nicknick possédait également une parfaite connaissance des poisons – héritage de sa vie parmi les étranges qullans, selon le Requin –, dont il enduisait les griffes de chat qui lui servaient parfois de projectiles. Des poisons que les prêtres humains étaient incapables de comprendre ou contrer.

Un tir bien placé pouvait ainsi faire du Requin et de Tia-nicknick des hommes riches, peut-être même au point de leur permettre de se procurer leur propre navire.

— Connais-tu un poison particulièrement nocif pour M. Deudermont ? s’enquit le Requin.

Le demi-qullan tatoué sourit avant de conclure :

— Tu danses nous le fait.

 

* * *

 

Arumn Gardpeck poussa un soupir quand il vit les dégâts subis par la porte qui menait à l’aile réservée aux hôtes du Coutelas. Les gonds avaient été tordus au point que le battant ne tenait plus droit contre le montant. Il y avait désormais du jeu, si bien que la porte ne se fermait plus correctement.

— Encore une fois de mauvaise humeur, commenta Josi Petitemares, qui suivait l’aubergiste. De mauvaise humeur aujourd’hui, de mauvaise humeur demain. Il est tout le temps de mauvaise humeur, celui-là.

Arumn ne fit pas attention à ces propos et avança dans le couloir, jusqu’à la porte de la chambre de Delly Curtie. Il plaqua l’oreille contre le panneau en bois et entendit des sanglots étouffés de l’autre côté.

— Il l’a encore rejetée, cracha Josi. Ah ! Le chien !

Arumn jeta un regard noir au petit homme, même s’il n’était pas loin de penser la même chose. Les pleurnicheries de Josi n’affectaient pas le moins du monde le tavernier, qui avait bien compris que son ami en voulait sérieusement à Wulfgar, par pure jalousie, sentiment qui semblait systématiquement orienter les faits et gestes de Josi. La tristesse de Delly Curtie troublait en revanche profondément Arumn, qui en était arrivé à la considérer comme sa propre fille. Il avait dans un premier temps été ravi de la relation naissante entre Delly et Wulfgar, malgré les protestations de Josi, depuis des années épris de la jeune femme. Ces réserves semblaient aujourd’hui plus pertinentes, la façon dont se comportait le barbare vis-à-vis de Delly laissant comme un goût amer dans la bouche d’Arumn.

Alors qu’il progressait par petits bonds afin de suivre l’allure de l’aubergiste, ce dernier marchant d’un pas déterminé vers la porte de la chambre de Wulfgar, au fond du couloir, Josi enchaîna :

— Il te coûte plus qu’il te rapporte. Il casse tant de choses ! Les honnêtes clients ne voudront bientôt plus venir au Coutelas, de peur de se faire corriger.

Arumn s’arrêta devant la porte et fit volte-face.

— Ferme-la, ordonna-t-il à Josi, aussi simplement que fermement.

Il se retourna et leva la main, prêt à frapper à la porte, puis changea d’avis et poussa directement le montant. Wulfgar était affalé sur son lit, toujours habillé et empestant l’alcool.

— Encore ivre, se lamenta Arumn, une tristesse sincère dans la voix.

Malgré la colère qu’il éprouvait à l’encontre de son videur, il lui était impossible de ne pas tenir compte de sa propre responsabilité dans cet état de fait. C’était lui qui lui avait offert son premier verre, sans deviner, à l’époque, l’intensité de son désespoir. Il était désormais pleinement conscient du désir maladif de Wulfgar d’échapper aux souffrances dues à son passé récent.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ? demanda Josi.

Arumn ne lui répondit pas et s’approcha du lit afin de secouer vigoureusement Wulfgar. Après une deuxième, puis une troisième tentative, le barbare leva la tête et se tourna vers son patron, les yeux à peine ouverts.

— Tu dois partir, lui dit calmement ce dernier, le secouant de nouveau. Je ne peux plus te laisser faire ça à mon auberge et à mes amis. Rassemble tes affaires et pars dès ce soir, où que tu ailles, je ne veux plus te voir dans la salle. Je déposerai une bourse de pièces devant ta porte pour t’aider à t’installer ailleurs. Je te dois bien ça.

Wulfgar ne répondit pas.

— Tu m’entends ? dit Arumn.

Wulfgar acquiesça et, d’un grognement, demanda au tavernier de le laisser seul, une exigence accentuée par un geste du bras de la part du barbare, qui, bien que tout à fait léthargique, écarta sans difficulté Arumn du lit.

Le patron du Coutelas soupira de nouveau, puis il secoua la tête avant de sortir de la pièce. Josi Petitemares demeura un long moment à observer cette force de la nature étendue sur son matelas, puis son regard balaya le reste de la chambre, pour finir par se poser sur le somptueux marteau de guerre posé contre un mur, dans le coin opposé.

 

* * *

 

— Je le lui dois, dit le capitaine Deudermont à Robillard, alors que les deux hommes étaient accoudés au bastingage de l’Esprit follet de la mer, encore à quai mais presque réparé.

— Parce qu’il a effectué une traversée avec vous ? dit le magicien, sur un ton sceptique.

— Il ne s’est pas contenté de profiter du voyage.

— Il a rendu un fier service à votre vaisseau, c’est vrai, convint Robillard. Mais n’en avez-vous pas fait autant ? Vous les avez déposés à Memnon, ses amis et lui, avant de les reconduire chez eux.

Deudermont baissa la tête, en pleine réflexion, puis leva les yeux sur le magicien.

— Je le lui dois non pas à cause d’un arrangement financier ou marchand mais parce que nous sommes devenus amis.

— Vous le connaissiez à peine.

— Mais je connais Drizzt Do’Urden et Catti-Brie. Combien d’années ont-ils navigué à mes côtés ? Remettrais-tu en cause l’amitié qui me lie à eux ?

— Mais…

— Comment peux-tu si facilement écarter mes responsabilités ? insista Deudermont.

— Il n’est ni Drizzt ni Catti-Brie, rétorqua Robillard.

— Non mais c’est un de leurs amis les plus chers, qui a grand besoin d’aide.

— Et qui ne veut pas de votre aide…

Deudermont baissa de nouveau la tête, méditant sur ces propos, qui lui semblaient sensés. Wulfgar avait en effet repoussé ses propositions d’aide. Au vu de l’état du barbare, le capitaine dut reconnaître, en son for intérieur, que les chances de dire ou faire quoi que ce soit de susceptible d’enrayer la chute de cet homme étaient minces.

— Je dois essayer, dit-il, un moment plus tard, sans prendre la peine de redresser la tête.

Robillard ne contesta pas cette décision, ayant compris d’après le ton résolu de son capitaine que ce n’était pas là son rôle. Il avait été engagé pour protéger Deudermont, ce à quoi il comptait se tenir. Néanmoins, il restait convaincu que plus tôt l’Esprit follet de la mer s’éloignerait de Luskan et de ce Wulfgar, mieux ce serait pour tout le monde.

 

* * *

 

Il entendait sa propre respiration, ou plutôt ses halètements, pour être précis, n’ayant encore jamais été aussi terrorisé. Le moindre écart ou bruit intempestif réveillerait le géant, or il doutait que les vagues excuses qu’il avait préparées suffisent dans ce cas à le sauver.

Josi Petitemares était néanmoins motivé par un sentiment plus intense encore que la peur ; il en était arrivé à haïr plus que tout cet homme, qui lui avait pris Delly – de ses rêves, en tout cas. Wulfgar, qui avait en outre gagné l’amitié d’Arumn et l’avait ainsi remplacé aux côtés de l’aubergiste, risquait de ruiner Le Coutelas, le seul foyer jamais connu par Josi Petitemares.

Celui-ci n’imaginait pas ce gigantesque barbare colérique suivre les ordres d’Arumn et s’en aller sans déclencher de bagarre. Or Josi connaissait assez cet homme pour deviner à quel point une telle rixe serait dévastatrice. Il se doutait également que, si les coups devaient pleuvoir au Coutelas, il serait vraisemblablement la cible désignée de la fureur de Wulfgar.

Il ouvrit la porte dans un craquement. Wulfgar était allongé sur le lit, dans la même position, à peu de chose près, que lorsque Arumn et Josi étaient entrés dans la chambre, deux heures plus tôt.

Josi frissonna à la vue de Crocs de l’égide, posé contre le mur opposé, et imagina le puissant marteau de guerre tournoyant, lancé sur lui.

Il se faufila dans la pièce et s’immobilisa, le temps d’observer le petit sachet de monnaie laissé par Arumn près de la porte, à côté du lit de Wulfgar. Il brandit un couteau de bonne taille et posa le doigt sur le dos du barbare, juste en dessous de l’omoplate, à la recherche d’un battement de cœur, puis il remplaça son doigt par la pointe de son arme. Il songea alors qu’il n’avait qu’à fortement s’appuyer dessus, qu’à plonger cette lame dans le cœur de Wulfgar, pour que ses ennuis prennent fin. La vie au Coutelas reprendrait son cours, comme avant la venue à Luskan de ce démon, et Delly Curtie serait libre pour lui.

Il se pencha au-dessus du poignard. Wulfgar remua, à peine, encore très loin d’avoir repris conscience.

Et si je manque mon coup ? songea soudain Josi, en proie à une panique soudaine. Si je ne fais que le blesser ? L’image de Wulfgar, rugissant et bondissant du lit pour s’en prendre à son assassin en puissance, coupa net les jambes de Josi, qui manqua de peu de s’effondrer sur sa victime désignée. D’un bond, il s’écarta du lit et se tourna vers la porte, tout en essayant de ne pas hurler de terreur.

Il ne tarda pas à se calmer et se rappela ses craintes et la scène qu’il imaginait voir se dérouler ce soir-là, quand Wulfgar affronterait Arumn et que, muni de son redoutable marteau de guerre, il détruirait Le Coutelas et les malheureux qui s’y trouveraient alors.

Sans même y réfléchir, Josi traversa la chambre en un éclair et, non sans un violent effort, s’empara du lourd marteau, qu’il prit dans ses bras comme un bébé, après quoi il sortit de la pièce en courant, avant de se précipiter vers la porte arrière de l’auberge.

 

* * *

 

— Tu n’aurais pas dû les faire venir, reprocha encore Arumn à Josi Petitemares.

Il avait à peine achevé sa phrase que la porte qui séparait la grande salle des chambres s’ouvrit sur un Wulfgar hagard.

— De mauvaise humeur, commenta Josi, comme pour se justifier.

Il avait invité quelques amis au Coutelas ce soir-là, un voyou massif nommé Reef et ses camarades, tout aussi peu recommandables, dont un gaillard élancé et pourvu de mains délicates – certainement pas un bagarreur – qu’Arumn pensait avoir déjà aperçu auparavant vêtu d’une robe flottante plutôt que d’un pantalon et d’une tunique. Reef avait un compte à régler avec Wulfgar. Lui et deux de ses amis travaillaient en tant que videurs au Coutelas le jour où le colosse était arrivé à Luskan. Ce dernier avait envoyé voler Reef de l’autre côté de la salle quand les trois hommes avaient tenté de le faire quitter de force la taverne.

Le regard d’Arumn ne s’adoucit pas quand il eut la surprise de voir surgir Wulfgar. Il était toutefois toujours décidé à régler cette affaire par des mots ; une bagarre face à un Wulfgar déchaîné coûterait cher au propriétaire de l’établissement.

Les clients présents se turent tous quand le barbare traversa la salle. Avec un regard suspicieux sur Arumn, Wulfgar déposa le sac de pièces sur le bar.

— Je ne peux rien te donner de plus, dit l’aubergiste, qui avait reconnu la bourse laissée dans la chambre.

— C’est quoi, ça ? dit Wulfgar, qui n’avait visiblement aucune idée de ce qu’il se passait.

— Je te l’ai dit, tu ne peux plus rester ici. Ce n’est plus possible.

Arumn s’interrompit et leva les mains, comme pour calmer Wulfgar, même si, à vrai dire ce dernier ne semblait pas le moins du monde agité.

Le géant ne répondit que par un regard intense sur son patron.

— Je ne veux pas d’ennuis, poursuivit celui-ci, toujours avec des gestes d’apaisement.

Bien qu’effectivement de mauvaise humeur, Wulfgar n’avait pas pour projet de créer des problèmes. Quand il vit bouger Josi Petitemares – qui venait de toute évidence d’émettre un signal –, une demi-douzaine de brutes, parmi lesquelles Wulfgar reconnut les deux anciens videurs d’Arumn, se levèrent et vinrent former un demi-cercle autour de lui.

— Pas de bagarre ! insista l’aubergiste en haussant le ton et en s’adressant davantage à la bande de Josi qu’au barbare.

— Crocs de l’égide…, murmura Wulfgar.

Quelques sièges plus loin, accoudé au bar, Josi se raidit, espérant avoir placé le marteau suffisamment loin pour que cet objet soit hors de portée de l’appel magique de Wulfgar.

Quelques instants s’écoulèrent sans que l’arme se matérialise dans les mains du géant.

— Il est dans ta chambre, dit Arumn.

Soudain, Wulfgar écarta avec violence la bourse, dont les pièces s’éparpillèrent sur le sol.

— Tu estimes que c’est un paiement convenable ?

— C’est plus que ce que je te dois, osa répliquer Arumn.

— Quelques pièces pour Crocs de l’égide ? lâcha Wulfgar, qui n’en revenait pas.

— Non, pas pour le marteau de guerre, répondit le tavernier, qui sentait la situation dégénérer très rapidement. Il est dans ta chambre.

— Je l’aurais vu s’il était dans ma chambre, dit Wulfgar, qui se pencha, l’air menaçant.

Les voyous menés par Josi s’approchèrent alors encore un peu. Deux d’entre eux sortirent de petits gourdins, tandis qu’un troisième s’enroulait une chaîne autour du poignet.

— Et même si je ne l’avais pas vu, il aurait de toute façon répondu à mon appel, poursuivit le barbare, avant une seconde tentative, cette fois en criant. Crocs de l’égide !

Rien.

— Où est mon marteau ? demanda-t-il à Arumn.

— Sors d’ici, Wulfgar, lui ordonna l’aubergiste. Va-t’en. On te fera porter ton marteau si on le retrouve, mais va-t’en tout de suite.

Voyant ce qui allait ensuite se produire, Wulfgar accéléra les choses ; il tendit la main par-dessus le bar, en direction de la gorge d’Arumn, puis stoppa net son geste et recula sèchement le bras, assenant ainsi un coup de coude en plein visage à Reef, qui s’était approché par la droite. Le voyou tituba quelques secondes, puis Wulfgar l’envoya valser d’une nouvelle frappe.

Agissant d’instinct, le géant se retourna et leva le bras gauche, en un geste défensif qui intercepta de justesse l’épaisse massue qu’abattit alors avec violence l’un des hommes de Reef.

Tout semblant de stratégie ou de mise en place s’envola en un clin d’œil ; les cinq malfrats se jetèrent à l’unisson sur Wulfgar, lequel se mit à donner des coups de pied et à distribuer de puissants coups de poing, sans cesser de hurler inutilement en appelant Crocs de l’égide. Il donna même plusieurs coups de tête, faisant ainsi éclater le nez de l’un de ses adversaires et touchant ensuite la tempe d’un autre, qui s’écarta, chancelant.

— Non ! s’écria plusieurs fois Arumn, alors que Delly Curtie s’était mise à hurler.

Wulfgar ne les entendait pas. Il n’aurait de toute façon pas pris le temps d’obtempérer si cela avait été le cas ; il lui fallait gagner un peu de répit et d’espace car, en cette configuration resserrée, il encaissait environ trois coups quand il en donnait un. Ses frappes étaient de loin les plus lourdes, mais les camarades de Reef n’étaient pas pour autant des novices en matière de bagarre.

Les autres clients du Coutelas observaient la rixe, aussi amusés qu’interloqués, n’ignorant pas que Wulfgar travaillait pour Arumn. Les seuls à bouger étaient ceux qui s’écartaient prudemment de la masse mouvante des combattants. Soudain, dans un coin, au fond de la taverne, un homme se leva et agita furieusement les bras.

— Ils attaquent l’équipe du Coutelas ! s’écria-t-il. Aux armes, clients et amis ! Défendons Arumn et Wulfgar, sans quoi ces brutes détruiront notre taverne !

— Par les dieux, bégaya Arumn, ayant instantanément deviné que celui qui venait de s’exprimer, Morik le Rogue, venait de condamner son établissement.

Secouant la tête et avec un gémissement de frustration, le pauvre Arumn s’abrita derrière le bar.

Comme si ce signal avait été attendu, une bagarre générale se déclencha dans la salle du Coutelas. Hommes et femmes, criant sans se soucier de distinguer alliés et ennemis, se mirent à frapper la victime potentielle la plus proche.

Toujours au bar, Wulfgar, qui n’avait pu éviter de laisser son côté droit exposé, fut sévèrement frappé à hauteur de la mâchoire, alors que son regard était tourné sur sa gauche, où l’homme au gourdin se ruait de nouveau sur lui. Il leva les mains afin de parer un coup, puis un second, après quoi il avança vers son agresseur et se laissa frapper dans les côtes pour attraper l’avant-bras du voyou. La main ferme sur sa prise, il repoussa l’homme avant de brutalement le tirer en arrière, puis il se pencha et plaqua sa main libre sur l’entrejambe de son adversaire, qui se vit alors soulevé du sol. Puis il l’éleva aussi haut que possible et le fit tourner, en quête d’une cible.

Bientôt éjecté, le malheureux heurta un de ses complices et les deux hommes s’écroulèrent sur le pauvre Reef, qui fut ainsi de nouveau envoyé à terre.

Le bras dressé pour frapper, un autre individu se jeta aussitôt sur Wulfgar, qui serra les dents, le regard dur, prêt à rendre coup pour coup, mais cette brute avait une chaîne enroulée autour du poignet. Une douleur inouïe explosa sur le visage du géant, qui sentit le goût du sang se répandre dans sa bouche. Quelque peu étourdi, il assena un coup de poing, qui n’atteignit que l’épaule de son vis-à-vis.

Un autre voyou s’élança alors et chargea sur le côté le barbare, qui, bien campé sur ses jambes, ne céda pas. Il vit ensuite de nouveau surgir le poing habillé de sa chaîne – dont les maillons luisaient du rouge de son sang –, mais il parvint à en amortir le choc, même s’il dut déplorer une sévère entaille sur la joue.

Son autre adversaire, celui qui l’avait heurté de plein fouet sans grande conséquence, tenta de le plaquer lourdement mais, avec un rugissement de défi, il conserva son équilibre, avant de passer le bras gauche sous l’épaule de cet enragé, qui s’accrochait, et de lui agripper les cheveux, juste au-dessus de la nuque.

Il avança d’un pas, sans cesser de crier et frapper de la main droite, encore et encore, tandis qu’il tirait de l’autre afin de neutraliser l’homme qui ne le lâchait plus. Le malfrat armé de sa chaîne recula et leva le bras gauche pour parer les coups. Quand il entrevit une ouverture, il ne résista pas et se jeta en avant, visant la clavicule du colosse. Il aurait toutefois été mieux inspiré de poursuivre sa retraite ; Wulfgar, désormais parfaitement campé sur ses jambes, ne rencontra aucune difficulté pour mettre tout son poids dans un impressionnant crochet du droit.

Le bras levé du voyou à la chaîne ne freina qu’à peine ce coup. Le poing de Wulfgar brisa sa défense et s’écrasa sur la joue du malheureux, qui fut éjecté, tournoyant sur lui-même avant de s’écrouler à terre.

 

* * *

 

Assis à sa table, dans le coin le plus reculé de la salle, Morik, imperturbable, sirotait tranquillement sa boisson, non sans régulièrement se baisser pour éviter une bouteille ou un combattant. Malgré son calme apparent, le voleur éprouvait une certaine inquiétude, tant concernant son ami que Le Coutelas ; la brutalité de la bagarre générale lui paraissait en effet atteindre des sommets. Les délinquants de Luskan semblaient tous s’être jetés sur cette occasion d’en découdre dans une taverne relativement calme depuis l’arrivée de Wulfgar, ce afin d’effrayer ou de régler son compte au moindre rival potentiel.

Morik tressaillit quand le poing enchaîné s’abattit sur le visage de Wulfgar, duquel jaillit un flot de sang. Il envisagea un instant de porter secours à son compagnon, avant de rapidement renoncer à ce projet. Morik n’était qu’un habile informateur, un voleur qui survivait grâce à ses ruses et ses armes, dont aucune n’aurait pu lui servir dans ce genre de rixe de taverne.

Il resta donc assis à sa table et continua à observer ce déchaînement de violence qui le cernait et auquel participaient la quasi-totalité des personnes présentes. Il vit passer juste devant lui un homme qui, tirant une femme par sa longue chevelure brune, se dirigeait vers la porte. Il avait à peine dépassé Morik quand un autre lui écrasa une chaise sur la tête, ce qui l’assomma instantanément.

Quand son sauveur se tourna vers cette femme, elle ne perdit pas un instant pour briser une bouteille sur le visage souriant de ce nouveau venu, après quoi elle fit volte-face et replongea dans la mêlée, bondissant sur un client, qu’elle fit s’effondrer en lui labourant le visage de ses ongles.

Morik examina attentivement cette furie et prit soin de mémoriser ses traits, songeant qu’une telle fougue pouvait être appréciable au cours d’une éventuelle future rencontre plus discrète.

Discernant des mouvements sur sa droite, il se hâta de reculer sa chaise et de soulever sa chope et sa bouteille, juste à temps pour éviter deux énervés, qui brisèrent dans leur élan la table, dont ils éparpillèrent les débris en poursuivant leur lutte.

Morik ne réagit que par un haussement d’épaules et, les jambes croisées et adossé contre le mur, avala une nouvelle gorgée.

 

* * *

 

Wulfgar connut un répit temporaire après avoir relâché l’homme au poing enchaîné, puis un autre casseur vint prendre la relève et se jeta sur lui, plus violemment encore. Ce dernier finit par renoncer à essayer de repousser le puissant bras du barbare et s’y accrocha, avant de lui abaisser la tête de ses deux mains griffues pour lui mordre l’oreille.

Avec un cri de douleur et de rage, Wulfgar tira les cheveux de son agresseur, dont il écarta ainsi la tête, non sans avoir perdu un petit morceau d’oreille au passage. Il fit ensuite passer sa main droite sous le bras gauche du voyou, qu’il tordit jusqu’à lui faire lâcher prise et le retourner, avant de le saisir fermement à hauteur des biceps. Il se plaça ensuite de côté par rapport au bar et baissa les bras, fracassant dans la manœuvre la tête de son adversaire contre le panneau de bois avec tant de violence que celui-ci se fissura. Wulfgar releva sa victime et, sans s’être rendu compte que toute résistance avait cessé, abattit de nouveau le visage du malfrat sur le bar. Après un haussement d’épaules très marqué et un rugissement qui le fut plus encore, il projeta un peu plus loin sa victime, inconsciente, puis se retourna, prêt à répondre aux assauts suivants.

Ses yeux injectés de sang se plissèrent, tant le spectacle qu’il aperçut alors lui parut irréel. On eût dit que le monde avait été pris de folie. Tables et combattants volaient. Les clients, près d’une centaine de personnes ce soir-là, s’étaient presque tous lancés dans la bagarre. De l’autre côté de la salle, Wulfgar aperçut Morik, tranquillement adossé contre le mur, qui écartait de temps à autre les jambes pour éviter quelque projectile. Le voleur croisa le regard de son ami et leva cordialement sa chope.

Wulfgar se baissa et, bien campé sur ses jambes, fit rouler sur son dos un homme qui avait tenté de le frapper avec une planche.

C’est alors qu’il vit Delly, qui venait vers lui en l’appelant, s’abritant comme elle le pouvait. Elle avait traversé la moitié de la salle quand elle fut touchée en pleine tête par une chaise lancée. Elle s’écroula aussitôt.

Wulfgar s’élança vers elle mais un autre client le surprit et le frappa à hauteur des genoux. Le barbare dut fournir un effort pour conserver son équilibre et tituba tout de même à une reprise avant qu’un autre individu lui saute sur le dos. Alors que le premier s’attaquait des deux bras à une cheville, cherchant à la retourner afin d’entraîner la jambe, un troisième larron le percuta à pleine vitesse. Ils s’effondrèrent tous en une mêlée de bras et de jambes qui frappaient de tous côtés.

Wulfgar se hissa sur son dernier assaillant et lui écrasa l’avant-bras sur le visage. Il tenta de s’aider de ce levier pour se relever, mais une lourde botte le frappa au même moment dans le dos. Il fut ainsi brutalement plaqué au sol, le souffle coupé. Cet agresseur invisible tenta de le frapper de nouveau, mais Wulfgar eut la présence d’esprit de rouler sur le côté, suite à quoi le coup de l’homme trouva involontairement le ventre découvert de son camarade.

Ce retournement soudain rappela au barbare qu’il avait toujours une cheville bloquée par un autre adversaire. Il lui assena donc quelques coups de pied de sa jambe libre mais, ne disposant d’aucun point d’appui et allongé sur le dos, il ne parvint qu’à se tortiller et se débattre avec énergie, tentant désespérément de se dégager.

L’homme s’accrochant avec obstination, principalement parce qu’il était trop effrayé à l’idée de lâcher sa prise, Wulfgar changea de méthode et leva la jambe, entraînant ainsi le malfrat dans une glissade, puis il enchaîna avec quelques coups de pied qui lui permirent de plus ou moins libérer sa cheville bloquée. Au même moment, il fit passer son autre jambe par-dessus le dos de son ennemi, si bien qu’il parvint à raccrocher ses chevilles l’une à l’autre.

Un autre voyou se jeta alors sur lui et lui attrapa un bras, qu’il abaissa en s’y suspendant de tout son poids, tandis qu’un troisième complice agissait de la même façon sur l’autre bras. Wulfgar résista avec sauvagerie. Voyant que cela restait sans effet, il poussa un grognement et leva les bras, coudes bloqués en angles droits au-dessus de son torse massif. Ce faisant, il se mit à serrer les jambes, ce contre quoi l’homme accroché à sa cheville se débattit avec toute son énergie en essayant de hurler. L’unique son qu’il parvint à émettre fut le claquement sourd que produisit son épaule quand elle se déboîta.

Comprenant que la lutte était terminée de ce côté-là, Wulfgar dégagea ses jambes et assena une série de coups de pied à cet homme, jusqu’à ce qu’il roule un peu plus loin en gémissant. Le barbare reporta alors son attention sur les deux autres, qui le frappaient et le griffaient. Avec une force qui aurait ridiculisé n’importe quel mortel, il tendit les bras, soulevant ainsi les deux brutes, qu’il propulsa soudain par-dessus sa tête, tout en se rétablissant sur ses jambes d’un bond. L’inertie de son geste le déséquilibra vers l’arrière mais il parvint à se rattraper et se stabiliser. Ses deux adversaires, étendus face contre terre, ne tardèrent pas à décamper.

Par pur instinct, le colosse se retourna et vit survenir le dernier assaut, auquel il réagit avec le poing. Il atteignit son agresseur, l’homme au poing enchaîné, en pleine poitrine. Le choc fut terrible, mais Wulfgar n’avait pas eu le temps de dresser une défense face à cette attaque, qu’il encaissa au même instant en plein visage. Ébranlés, les deux combattants hésitèrent, puis l’homme à la chaîne tomba dans les bras de Wulfgar, qui le jeta sur le côté. Il chuta lourdement à terre, loin, très loin de reprendre conscience.

Quant à Wulfgar, il se doutait avoir été sévèrement blessé par ce coup, sa vision désormais brouillée et les alentours lui paraissant tourner, au point qu’il dut fournir un effort pour se rappeler où il se trouvait. Il leva un bras mais ne dévia que partiellement une chaise lancée, dont un pied le frappa durement sur le front, ce qui ne fit qu’accentuer son étourdissement. Autour de lui, la bagarre se calmait, les participants désormais plus nombreux à terre, gémissants, que debout à donner des coups ; cependant il lui fallait un nouveau répit, au moins quelques secondes. Il choisit la seule solution qui s’offrait à lui ; il se précipita vers le bar, se jeta par-dessus et se réceptionna sur ses pieds de l’autre côté de cet abri.

Nez à nez avec Arumn Gardpeck.

— Bravo, tu as été merveilleux ce soir ! cracha ce dernier. Une soirée sans bagarre n’est pas amusante pour Wulfgar.

Le barbare agrippa l’aubergiste, encore accroupi, par la tunique et le leva sans effort avant de le plaquer contre le mur du fond, au-dessus des étagères à bouteilles, détruisant au passage une quantité non négligeable de coûteuses réserves.

— Sois heureux que ton visage ne se trouve pas sur la trajectoire de mon poing ! gronda-t-il, sans manifester le moindre regret.

— Je suis surtout soulagé que tu n’aies pas joué avec mes émotions comme tu as détruit cette pauvre Delly ! répliqua Arumn.

Ces mots touchèrent profondément Wulfgar, qui ne trouva aucune réponse à cette accusation et fut incapable de prétendre sans mentir ne pas être responsable de l’état de la jeune femme. Il secoua vaguement le tavernier avant de le reposer, puis il recula d’un pas en le regardant fixement sans ciller. C’est alors qu’il remarqua un mouvement sur le côté. Il se tourna juste à temps pour voir un immense poing désincarné flotter dans l’air, au-dessus du bar.

Wulfgar fut frappé sur la tempe, un coup d’une violence qu’il ne lui semblait avoir encore jamais connue. Il vacilla, tenta de se rattraper à une autre étagère de puissant whisky, qu’il ne parvint qu’à détruire, puis il tituba et se retourna, dans l’intention de s’accrocher au bar.

Face à lui, Josi Petitemares lui cracha au visage. Avant d’être en mesure de réagir à cela, Wulfgar vit la main magique aérienne se ruer sur lui par le côté. Il fut de nouveau frappé et ses jambes se firent cotonneuses. Il encaissa une nouvelle frappe, qui le souleva du sol et l’envoya violemment percuter le mur du fond. Alors que le monde entier tournait autour de lui, il eut la sensation de sombrer.

Il fut porté et traîné, depuis l’arrière du bar jusqu’à la salle, où la bagarre générale prit brusquement fin quand les protagonistes virent le puissant Wulfgar enfin vaincu.

— On va terminer dehors, dit Reef, qui ouvrit la porte d’un coup de pied.

Alors qu’il se retournait vers la rue, le voyou se retrouva soudain avec une dague plaquée sur la gorge.

— C’est déjà terminé, lui expliqua tranquillement Morik, même si son calme apparent était contredit par ses fréquents coups d’œil à l’intérieur de l’auberge, où le magicien rassemblait ses effets, avec l’air de ne pas être concerné par ce chahut.

Étant donné que cet homme, engagé par prudence par Reef, n’était apparemment pas intervenu dans la rixe, le voleur se calma et marmonna quelques mots dans sa barbe :

— Je hais les magiciens.

Il se tourna ensuite de nouveau vers Reef et appuya encore un peu plus sur sa lame.

Le malfrat jeta un regard à la brute qui soutenait Wulfgar par l’autre bras et, au même instant, ils relâchèrent le barbare, qui s’étala sans cérémonie dans la boue.

Le géant se releva, mû par sa seule volonté, et fit demi-tour pour se diriger vers la porte refermée. Morik l’arrêta du bras.

— Non, lui ordonna-t-il. Ils ne veulent plus de toi, qu’est-ce que ça changera ?

Wulfgar commença à protester mais perdit toute volonté de discuter quand il regarda son ami droit dans les yeux. Le petit voleur avait raison ; il n’avait plus de foyer.

L'Épine Dorsale du Monde
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